Travail informel et commerce de rue : entre précarité et opportunités

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Chaque jour, à Tunis et ailleurs en Tunisie, les rues se transforment en marchés à ciel ouvert. Cette économie parallèle, souvent informelle, fait partie du quotidien de milliers de personnes. Si elle semble chaotique, elle repose en réalité sur des dynamiques sociales solides, et offre des solutions concrètes à l’exclusion économique.

L’économie de rue attire d’abord ceux que le système ne parvient plus à intégrer : jeunes sans emploi, familles en difficulté, ruraux venus chercher leur chance en ville. Ces vendeurs, souvent sans diplôme ni protection sociale, appartiennent à ce que l’on appelle le “précariat”, une classe invisible, sans stabilité ni perspectives claires. Pour eux, vendre sur le trottoir est moins un choix qu’un dernier recours.

Cependant, loin d’être une économie d’individus isolés, elle s’appuie sur des liens familiaux et tribaux très forts. Dans le cas du marché informel de la rue d’Espagne, les vendeurs viennent majoritairement de la région de Kasserine et appartiennent à un même réseau d’origine tribale. Ces solidarités anciennes, souvent ignorées par les politiques publiques, forment le socle d’une véritable organisation économique.

Ce commerce s’est installé dans les rues les plus fréquentées, là où passent les clients potentiels : entre la station Barcelona, la médina et l’avenue Bourguiba. Ce positionnement n’est pas le fruit du hasard, mais traduit une stratégie simple : vendre là où les gens marchent. Cette proximité avec les flux urbains est essentielle pour maintenir des prix compétitifs.

Mais cet ancrage dans l’espace public s’accompagne aussi d’un rapport particulier au pouvoir. L’État tolère parfois, encadre vaguement, puis réprime par moments. Mais cette gestion au coup par coup est souvent inefficace. Car l’économie de rue remplit une fonction que les structures officielles n’assurent pas : elle fait vivre des milliers de familles et soutient indirectement le pouvoir d’achat d’une classe moyenne fragilisée.

Enfin, ces vendeurs s’approprient les rues à travers l’usage répété. Ils n’ont pas de titres de propriété, mais leur présence constante leur donne une forme de légitimité. Dans la tradition arabe, ce phénomène est désigné par le mot “Al Hawz” : posséder par l’usage, même en l’absence de loi.

Une régulation réaliste, pas une exclusion brutale

Depuis peu, les autorités tunisiennes multiplient les opérations de démantèlement des marchés informels. Ces interventions suscitent peu de réactions : les vendeurs, souvent sans réseau ni formation politique, attendent plutôt un relâchement pour revenir. Mais cette stratégie ne résout rien sur le long terme.

Installer ces vendeurs dans des marchés couverts semble une solution sur le papier. En réalité, ces structures coûtent cher, sont peu attractives, et souvent mal situées. Elles ne répondent ni aux besoins des marchands, ni à ceux des clients, qui préfèrent l’accessibilité des rues.

Il faut donc envisager une régulation progressive et adaptée. Il ne s’agit pas de tout formaliser du jour au lendemain, mais d’encadrer sans brutalité. Cela peut passer par :

  • L’aménagement de zones de vente dans l’espace public, clairement définies ;
  • L’attribution de licences légères et symboliques ;
  • Une fiscalité adaptée, avec des taxes raisonnables ;
  • Une gestion des horaires pour éviter l’encombrement urbain.

Ce type de régulation permettrait de concilier les impératifs de l’ordre public avec les réalités sociales. Elle éviterait aussi que l’exclusion ne pousse certains vers des activités illégales plus dangereuses, ou vers l’émigration clandestine.

Un enjeu à long terme : intégrer sans exclure

À plus grande échelle, cette économie informelle ne pourra évoluer que si les causes profondes de la précarité sont traitées : pauvreté rurale, inégalités régionales, manque d’opportunités professionnelles. Mais en attendant que ces défis soient relevés, l’économie de rue peut devenir un levier d’intégration si elle est reconnue et accompagnée intelligemment.

Cela suppose un changement de regard : ne plus considérer ces vendeurs comme des nuisances, mais comme des acteurs économiques à part entière. En leur offrant un cadre souple mais structurant, on peut transformer une activité subie en une forme de participation active à la vie urbaine.

Soufiane Jaballah  – Chercheur en socio-anthropologie

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