Jeunes diplômés, avenir en décalage

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En Tunisie, avoir un diplôme universitaire n’est plus une garantie sûre pour décrocher un emploi dans l’avenir. Derrière les sourires des remises de diplômes se cache une réalité plus amère : beaucoup de jeunes finissent au chômage ou acceptent des emplois très en dessous de leurs qualifications. Un phénomène baptisé “mismatch éducatif”, qui fragilise toute une génération et creuse encore les inégalités régionales.

La Tunisie a fait le pari de l’éducation depuis plusieurs décennies, consacrant une part importante de son budget à former sa jeunesse. Les universités produisent chaque année des milliers de diplômés, porteurs d’espoir pour leurs familles et pour l’avenir du pays. Mais à l’heure d’entrer sur le marché du travail, la promesse se brise souvent : trop peu de postes correspondent réellement aux compétences acquises, obligeant nombre de jeunes à accepter un « emploi au rabais » ou à s’inscrire dans la longue file d’attente du chômage.

Ce décalage entre formation et emploi n’est pas un simple détail statistique. Il raconte des vies suspendues, des ambitions contrariées, et un pays qui peine à valoriser les talents qu’il a lui-même formés. Les données utilisées pour cette analyse proviennent de l’Agence nationale pour l’emploi et le travail indépendant (ANETI). Elles permettent de mesurer l’ampleur du phénomène ainsi que ses principales causes : le rôle limité du diplôme comme garantie d’emploi, la fracture régionale persistante et l’insuffisance des politiques publiques.

 Quand le diplôme ne suffit plus

On pourrait croire qu’avoir un diplôme élevé est un bouclier contre le chômage ou la précarité. Or, les chiffres racontent une autre histoire. Les jeunes titulaires de master ou de doctorat sont parmi les plus touchés par “l’emploi au rabais”. Près d’un sur deux occupe un poste bien en dessous de son niveau.

À l’inverse, certains diplômés de licences appliquées ou de formations techniques s’en sortent un peu mieux, car le marché a davantage besoin de leurs compétences pratiques. Ce paradoxe révèle un malaise : le système universitaire forme plus de théoriciens que le marché n’en demande, alors que certains profils techniques restent recherchés.

L’adresse compte autant que le diplôme

Mais l’injustice ne s’arrête pas au niveau d’études. Elle dépend aussi, et beaucoup, de l’endroit où l’on vit. Dans les régions côtières comme Tunis, Sousse ou Sfax, les opportunités existent, même si elles ne sont pas toujours idéales. En revanche, dans l’Ouest ou le Centre, la situation est autrement plus difficile.

À Gafsa par exemple, le chômage des diplômés dépasse 45%, contre seulement 10% dans le gouvernorat d’Ariana. Ce fossé s’explique par la concentration des investissements et des entreprises sur le littoral.

Les jeunes de l’intérieur doivent alors choisir entre deux options douloureuses : rester chez eux au risque de végéter dans un emploi qui ne valorise pas leurs études, ou quitter leur région pour s’installer ailleurs, avec tout ce que cela implique comme déracinement.

Cette fracture géographique nourrit un sentiment d’abandon et renforce les inégalités sociales déjà existantes.

 

Politiques publiques : des solutions partielles

Face à cette réalité, l’État a tenté de mettre en place des solutions. Les stages d’initiation à la vie professionnelle (SIVP) ou les contrats de réinsertion (CRVA) visent à donner un premier tremplin aux jeunes. Ces dispositifs réduisent le risque de décalage entre études et emploi d’environ 10 à 12%.

C’est une bonne nouvelle, mais le problème de fond reste entier : l’économie ne crée pas assez de postes qualifiés pour absorber le flot de diplômés. Certains secteurs, comme le commerce ou une partie de l’industrie, proposent beaucoup d’emplois… mais rarement adaptés aux longues années passées à l’université. À l’inverse, des domaines comme la fonction publique ou certaines filières agricoles génèrent moins de décalage, mais ils ne suffisent pas à accueillir tous les jeunes diplômés.

Un potentiel sous-exploité, un enjeu pour la société

Le “mismatch éducatif” en Tunisie révèle une contradiction profonde : le pays investit massivement dans l’éducation, mais n’exploite pas pleinement les compétences qu’il forme. Derrière les pourcentages, ce sont des milliers de jeunes qui se sentent piégés dans des emplois qui ne valorisent pas leurs efforts, ou condamnés à l’inactivité.

Cette sous-utilisation des talents n’est pas qu’une question économique. Elle touche directement la cohésion sociale et l’avenir du pays. Car une jeunesse déçue et sans perspective finit par chercher ailleurs : dans l’émigration, la contestation ou la résignation. L’histoire récente de la Tunisie l’a montré : quand les horizons se ferment, le malaise de la jeunesse devient vite une question politique et sociétale.

Une génération mieux formée que jamais, mais insuffisamment intégrée dans le tissu économique, représente donc une richesse gâchée… et une bombe sociale à retardement.

Trois leçons à retenir

L’étude résume bien la situation en trois points :

  • Les diplômes élevés ne garantissent plus un emploi à la hauteur des attentes.
  • Les écarts régionaux renforcent les inégalités d’accès au travail.
  • Les politiques publiques apportent un soutien, mais restent insuffisantes face à l’ampleur du défi.

Le “mismatch éducatif” n’est pas qu’un problème technique lié au marché de l’emploi ; il incarne le décalage entre les ambitions d’un pays qui investit massivement dans l’éducation et la réalité d’un tissu économique qui peine à offrir des débouchés à la hauteur. Tant que cette contradiction persiste, la Tunisie restera privée d’une partie de son énergie créatrice. Redonner aux jeunes diplômés la place qu’ils méritent, c’est non seulement réduire les inégalités régionales et sociales, mais aussi poser les bases d’un avenir plus équilibré et plus prospère.

Salwa Trabelsi – Professeure, Université de Tunis 
Nadia Zrelli Ben Hamida – Maître assistante, Université de Carthage

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"Educational Mismatch and Regional Disparities: Case of Tunisian Youth Graduates”.

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