Impôts, entreprises, inégalités : le vrai malaise fiscal tunisien

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Et si l’impôt, censé financer l’intérêt général, devenait un frein au développement ? En Tunisie, la pression fiscale a atteint un tel niveau qu’elle menace la compétitivité, étouffe l’investissement et pousse une grande partie de l’économie à opérer dans l’ombre.  

Derrière les chiffres, ce sont des entreprises à bout de souffle, des salariés fragilisés, et un État qui peine à maintenir un équilibre entre justice sociale et recettes publiques. Le constat est alarmant, mais pas irréversible. Pour reprendre le contrôle, il faudra oser une réforme en profondeur du système fiscal. Explications.

Une fiscalité devenue contre-productive

L’impôt est l’un des piliers de la souveraineté de l’État. Il permet de financer les services publics, de redistribuer les richesses, et de soutenir les plus vulnérables. Mais en Tunisie, cet outil fondamental semble avoir perdu sa boussole.

Depuis la révolution de 2011, la charge fiscale n’a cessé d’augmenter. En moyenne, une entreprise tunisienne soumise à la loi verse près de 43,5 % de ses revenus sous forme de taxes et de cotisations sociales. C’est plus qu’en Allemagne, où les marges et la productivité sont pourtant bien plus élevées.

Résultat : la fiscalité tunisienne est vécue comme un fardeau, pas comme un levier. Et ce fardeau pèse toujours sur les mêmes épaules : les entreprises structurées et les salariés du secteur formel.

Deux poids, deux mesures

Ce qui rend le système encore plus injuste, c’est qu’une bonne partie de l’économie passe à travers les mailles du filet. Près de 50 % du PIB tunisien proviendrait du secteur informel. Cela signifie qu’un commerçant non déclaré ou un faux “forfaitaire” (statut qui permet de payer un impôt minimal) contribue bien moins qu’un salarié ou une PME conforme.

À l’inverse, les entreprises transparentes sont taxées lourdement, parfois sur la même base plusieurs fois, comme avec la TVA ou l’impôt sur les sociétés. L’effet est pervers : plus on est en règle, plus on paie.

Les conséquences sont multiples : déséquilibre concurrentiel, découragement des initiatives, perte de confiance, et finalement… fuite vers l’économie souterraine.

Un système fiscal imprévisible

Outre le poids de l’impôt, c’est aussi son instabilité qui inquiète. Les règles changent d’une année à l’autre. Certains dispositifs sont flous ou contradictoires. D’autres sont modifiés sans concertation. Il n’existe toujours pas de code général des impôts, pourtant attendu depuis 2006.

Cette instabilité alimente l’insécurité fiscale : les entreprises ne peuvent plus anticiper. Elles doivent réviser sans cesse leurs stratégies, s’adapter à des normes changeantes, et composer avec des décisions parfois arbitraires de l’administration.

Réduire la pression, restaurer la confiance

Pour redonner un souffle à l’économie, plusieurs pistes se dessinent. D’abord, réduire les impôts directs sur les entreprises conformes. Cela ne signifie pas moins de recettes pour l’État, mais mieux réparties. Alléger la charge fiscale permettrait aux entreprises d’investir, de recruter et d’innover.

Ensuite, moderniser l’administration fiscale : numérisation des services, spécialisation des contrôleurs, simplification des démarches, ciblage plus efficace des fraudes. L’objectif est double : rendre l’impôt plus transparent, et la fraude plus risquée.

Enfin, généraliser la TVA et en revoir les taux. Cela permettrait d’unifier les règles, de supprimer les “zones grises”, et de ramener davantage d’acteurs dans le champ fiscal, notamment ceux qui se dissimulent derrière des régimes dérogatoires.

Intégrer l’informel, pas le punir

L’économie informelle est souvent un symptôme d’un système trop complexe ou trop rigide. Pour en sortir, il ne suffit pas de sanctionner. Il faut proposer un chemin de régularisation : fiscalité simplifiée, couverture sociale adaptée, accompagnement à la transition.

Il est aussi essentiel de distinguer les activités licites (comme les petits commerces) des trafics illégaux (devises, contrefaçons, produits subventionnés). L’objectif n’est pas de briser ces économies de survie, mais de les intégrer pour mieux les encadrer.

Une telle transition permettrait de redresser les comptes publics tout en élargissant la base fiscale, sans alourdir la charge de ceux qui paient déjà.

La sécurité fiscale : un droit fondamental

Ce que réclament les entreprises, ce n’est pas l’impunité, mais la stabilité. Pouvoir anticiper les règles du jeu, prévoir l’impact fiscal d’un investissement, éviter les mauvaises surprises liées à des lois rétroactives.

La sécurité fiscale repose sur deux piliers : des lois claires et durables, et une administration à l’écoute et transparente. C’est aussi un gage d’attractivité pour les investisseurs étrangers, souvent rebutés par l’instabilité fiscale tunisienne.

Dans de nombreux pays, la “confiance légitime” est reconnue comme un principe fondamental. En Tunisie, il est temps qu’elle devienne une réalité, pas seulement une aspiration.

Une réforme fiscale pour relancer l’économie

Face à une fiscalité devenue source d’injustice et d’inefficacité, il est indispensable d’engager une réforme profonde et structurée. Voici les principales recommandations proposées par l’auteur pour remettre la fiscalité au service du développement :

  • Alléger la pression fiscale sur les entreprises organisées, en particulier celles qui respectent les règles. Cela encouragera l’investissement, la création d’emplois et la croissance.
  • Simplifier les textes fiscaux et réduire leur instabilité, pour permettre aux acteurs économiques de planifier sereinement leurs projets.
  • Moderniser l’administration fiscale, notamment par la numérisation, la spécialisation des contrôleurs et une gestion plus transparente des contrôles.
  • Revoir le régime des forfaitaires, en le réservant aux très petits exploitants, pour lutter contre les faux forfaitaires et les abus.
  • Généraliser la TVA, tout en limitant les exonérations, afin d’élargir la base fiscale et de rétablir l’équité entre les différents acteurs.
  • Intégrer progressivement l’économie informelle, en créant des mécanismes de transition incitatifs (fiscalité simplifiée, couverture sociale, régularisation volontaire…).
  • Renforcer la lutte contre la fraude fiscale, en dotant l’administration de moyens humains, techniques et numériques plus efficaces.
  • Garantir une véritable sécurité fiscale, avec des règles stables, accessibles et non rétroactives, pour restaurer la confiance des entreprises et des investisseurs.
Oualid Gadhoum – Professeur de droit privé et sciences criminelles, Faculté de Droit de Sfax – Expert indépendant

étude originale

Souveraineté de l’État, Sécurité Fiscale et Entreprise

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