Les deux tiers des travailleurs à l’échelle mondiale ont des emplois informels mais cette part dépend des pays et elle est plus élevée dans les pays en développement. La taille de l’économie informelle reflète le niveau de de développement du pays. Une transition juste et réaliste de l’économie informelle vers l’économie formelle, qui permette à chacun d’accéder à un emploi décent (au sens de l’Organisation Internationale du Travail), à la sécurité et à une place reconnue dans l’économie du pays, ne peut être que progressive.
En Tunisie, une grande part de la population a un emploi informel, non déclaré, sans protection sociale, sans contrat, bref, sans respect de la règlementation officielle concernant les entreprises et les travailleurs. En Tunisie, ils sont environ 1,6 million de personnes, soit près de la moitié des travailleurs (44,8 % en 2019), à travailler à dans l’informel.
De quoi parle-t-on plus exactement ?
L’économie informelle couvre les emplois informels et le secteur informel, lequel est composé de l’ensemble des entreprises informelles et d’autres unités de production opérant au sein des ménages. Le secteur informel et les emplois informels, par définition, se trouvent dans une situation non conforme à toutes ou certaines obligations légales régissent leurs activités, notamment en matière d’enregistrement, de tenue d’une comptabilité conforme aux normes, de fiscalité, de protection sociale, d’hygiène et de respect des conditions de travail définies par le code du travail. Cependant, l’économie informelle ne couvre pas les activités illégales telles que le trafic de drogue, le commerce d’armes ou même la contrebande. Les entreprises informelles sont en majorité très petites mais ne sont pas souterraines ; elles exercent ouvertement des métiers ordinaires. Il s’agit, par exemple, de vendeurs ambulants installés sur des espaces publics, de petites entreprises du bâtiment, de petits marchands de fruits et légumes, ou encore de petits agriculteurs ou d’activités effectuées au sein du ménage (par exemple production de gâteaux pour la vente, de tapis…).
Où trouve-t-on le plus d’emplois informels ?
En Tunisie, l’économie informelle est très présente dans certains secteurs. En tête : l’agriculture, le bâtiment et le commerce. Ces trois secteurs concentrent à eux seuls plus de deux tiers des emplois informels. On la trouve aussi beaucoup dans le transport et la restauration.
Autre fait marquant ; il y a relativement plus d’emplois informels à faibles revenus en milieu rural et dans les régions de l’ouest du pays. Cela s’explique par la prédominance de l’agriculture dans ces régions. La pauvreté et la précarité de ces emplois pousse de nombreuses personnes à l’exode et à la recherche de meilleures sources de revenus dans les villes.
Un choix ou une contrainte ?
Ceux qui travaillent dans l’informel le font-ils par choix ? Il n’est pas exclu que certaines personnes ou entreprises préfèrent travailler dans l’informel dans la mesure où elles peuvent échapper aux sanctions légales et bénéficier des avantages de l’informalité (ne pas payer les impôts, la sécurité sociale, échapper aux procédures administratives…) alors qu’elles auraient pu se conformer aux conditions de la formalité, mais ce n’est pas le cas pour la majorité. La majorité des travailleurs informels n’ont jamais eu la possibilité d’accéder à un emploi formel légal et stable ; elles en sont exclues. Elles font ce qu’elles peuvent, avec les moyens du bord, pour subvenir à leurs besoins.
Sur la base d’une enquête effectuée par l’INS ET L’ONEQ en 2019, 87 % des petits employeurs et travailleurs indépendants dans l’informel gagnent moins de 600 dinars par mois. Ce sont souvent des vendeurs de quartier, des artisans ou des agriculteurs avec peu de ressources. Seule une minorité, environ 2,5 %, a les moyens de choisir entre rester dans l’informel ou entrer dans le système officiel
Pourquoi c’est un problème ?
Même si elle permet à des millions de personnes de travailler, l’économie informelle pose plusieurs problèmes :
- Les travailleurs sont vulnérables : pas de contrat, pas d’assurance maladie, pas de retraite.
- Les revenus sont souvent très faibles : plus de la moitié gagnent moins de 400 dinars par mois (en 2019).
- Les entreprises restent petites : elles n’ont pas accès au crédit, ne peuvent pas grandir, ni se moderniser. De ce fait, leur productivité est faible.et sont souvent incapables d’assumer les coûts de la formalité (impôts, sécurité sociale, comptabilité, enregistrement…). Elles peuvent être en situation de concurrence déloyale vis-à-vis des entreprises formelles.
- L’État perd de l’argent : à des degrés divers, il y a bien des entreprises et des travailleurs informels qui gagnent des revenus assez élevés et devraient payer des impôts et leurs cotisations sociales et évitent de le faire. Cette évasion fiscale représente un manque à gagner important et constitue une injustice
- C’est injuste pour les entreprises formelles : celles qui respectent les règles sont désavantagées par rapport à celles qui ne paient rien.
Peut-on changer la situation ?
L’économie informelle est composée de catégories très diverses. Il n’existe donc pas de solution unique : il faut adapter les réponses à chaque catégorie.
- Ceux qui peuvent se formaliser ont besoin de démarches plus simples qui combinent l’autorité de l’Etat avec des mesures incitatives, notamment un meilleur accès au crédit, et un cadre clair qui montre les avantages de la formalité.
- Ceux qui ont une activité modeste mais régulière pourraient contribuer dans la mesure de leurs moyens si des règles t souples et adaptées à leur réalité étaient instituées.
- Les plus précaires, qui ne peuvent pas se formaliser seuls, doivent d’abord bénéficier d’une protection sociale de base — santé, retraite, accidents — financée en partie par la solidarité nationale et de programmes spécifiques permettant d’améliorer leur situation, exemple : des espaces convenables pour des commerçants ambulants, des moyens de transport, logement approprié pour les travailleurs du bâtiment, formation…
C’est cette approche progressive, ciblée et réaliste qui permettra de réaliser des progrès concrets. Cependant, la solution réside dans le développement d’entreprises formelles et la création d’emplois formels et décents.
Trois leviers pour transformer l’économie informelle
Il serait irréaliste de vouloir formaliser toutes les entreprises informelles du jour au lendemain. La stratégie recommandée repose plutôt sur une approche progressive et ciblée. Trois grandes catégories d’entreprises et d’emplois informels se dégagent, chacune appelant des solutions spécifiques :
- Formaliser les mieux lotis : environ 20 000 employeurs et 30000 indépendants informels (peut-être plus, les données statistiques disponibles étant insuffisantes) ont des revenus suffisants pour se mettre en règle. Pour cela, il faut simplifier les démarches, faciliter l’accès au financement, et leur montrer clairement les avantages d’être officiellement déclaré tout en renforçant le contrôle du respect des lois pour cette catégorie.
- Accompagner les intermédiaires : près de 60 000 acteurs ont des revenus modestes mais réguliers. Ils pourraient commencer à contribuer (impôts, cotisations sociales) si des règles souples, adaptées à leur situation, leur sont proposées.
- Protéger les plus vulnérables : les plus précaires, qui ne peuvent pas se formaliser seuls, ont surtout besoin d’une protection sociale (santé, retraite, accidents), partiellement financée par la solidarité nationale, pour améliorer leur quotidien.
Que peut faire l’État ?
Pour réussir cette transition, l’État doit renforcer ses administrations (impôts, sécurité sociale, inspection du travail) et utiliser la technologie pour simplifier les démarches et mieux suivre l’activité économique. Il est aussi crucial de concentrer les efforts sur certains secteurs, comme le bâtiment ou le commerce, plus particulièrement le commerce de gros, où l’informel est particulièrement présent. Par ailleurs, informer clairement les travailleurs et employeurs sur les avantages du formel (retraite, crédit, protection) peut encourager leur engagement. Mais surtout instaurer un climat de confiance entre l’Etat et le contribuable ; l’État doit être perçu comme juste et fiable. Si les citoyens pensent que la loi ne s’applique pas à tous de la même façon, ils refuseront d’entrer dans un système qui pénalise surtout les plus faibles.
Mongi Boughzala – Professeur d’économie