Avec l’adoption de la loi n° 2025-9 du 21 mai 2025, la Tunisie change profondément les règles du travail. Désormais, le contrat à durée indéterminée (CDI) devient la règle, les contrats à durée déterminée (CDD) sont fortement limités, et il est interdit de prêter des employés pour les activités principales d’une entreprise. Présentée comme une réponse à la précarité qui touche le marché du travail, cette loi marque une avancée sociale importante. Mais ses effets économiques méritent aussi d’être examinés de plus près.
Un droit au travail, mais une vision réductrice
La réforme s’inscrit dans l’esprit de l’article 40 de la Constitution, qui garantit à chaque citoyen un travail digne. Mais elle en propose une lecture assez étroite, centrée uniquement sur le salariat stable. En assimilant systématiquement le travail à un emploi en CDI, elle passe à côté de nombreuses formes d’activité présentes dans l’économie tunisienne : les indépendants, les travailleurs de l’informel, ceux des plateformes numériques, ou encore les auto-entrepreneurs.
En réduisant ainsi le champ du droit au travail, on risque de laisser de côté des milliers de personnes dont l’activité ne rentre pas dans ce cadre classique, et qui restent sans protection ni statut clair. Cette vision partielle limite donc la portée de la réforme et l’empêche de répondre à la diversité réelle du marché du travail en Tunisie.
Une meilleure protection sociale… mais un champ d’application incomplet
La nouvelle loi encadre plus strictement les CDD, désormais limités à trois cas : remplacement, surcharge temporaire et travail saisonnier. Au-delà de six mois, un CDD est automatiquement transformé en CDI. Le prêt de main-d’œuvre est interdit, sauf exception, et les salariés en sous-traitance doivent être intégrés dans l’entreprise qui les emploie réellement, en gardant leur ancienneté.
Ces mesures renforcent clairement la protection des travailleurs les plus précaires. Mais la réforme oublie un élément clé : la responsabilité économique du salarié. Le texte ne parle ni de formation continue, ni de mobilité professionnelle, ni de performance. Il privilégie la stabilité du contrat, sans s’interroger sur la contribution du travail à l’efficacité économique, dans un monde où la compétitivité est cruciale.
Un modèle rigide, loin des tendances actuelles
En imposant le CDI comme norme unique, la réforme risque de rendre le marché de l’emploi encore plus rigide. Elle va à l’encontre des tendances observées ailleurs dans le monde, où l’on valorise une plus grande flexibilité, avec des contrats variés et des modèles hybrides.
Dans les pays nordiques, par exemple, on parle de « flexicurité » : les salariés bénéficient de droits transférables (formation, assurance chômage, reconversion), et les entreprises conservent une certaine souplesse. En Tunisie, au contraire, la loi semble considérer l’emploi stable comme un droit presque automatique, géré comme un service public. Or, ce type de modèle suppose des moyens budgétaires importants… que l’État n’a pas aujourd’hui. Sans lien clair avec la réalité économique, cette rigidité pourrait finir par freiner la création d’emplois plutôt que la stimuler.
Pour une réforme plus équilibrée et durable
Il est vrai que cette réforme est un pas important dans la lutte contre la précarité. Mais il n’en demeure pas moins que pour éviter qu’elle n’ait des effets contre-productifs, elle doit s’inscrire dans une approche plus globale. A cet effet, plusieurs pistes peuvent être envisagées:
• Reconnaître officiellement la diversité des formes de travail, et créer des règles adaptées pour protéger les travailleurs non-salariés ou issus des nouvelles formes d’emploi ;
• Mettre en place une « flexicurité à la tunisienne » qui combine stabilité de l’emploi et droit à la reconversion, surtout dans les secteurs qui changent rapidement ;
• Relier la réforme aux enjeux de compétitivité des secteurs clés de l’économie, en gardant une certaine agilité dans les zones industrielles et les pôles d’investissement ;
• Créer un observatoire indépendant, réunissant l’État, les syndicats et les employeurs, pour suivre l’impact de la loi sur l’emploi, l’investissement et la productivité ;
• Evaluer systématiquement l’impact économique et sectoriel de la réforme avant d’en généraliser les mesures, pour s’assurer qu’elles sont réalistes et applicables.
La réforme marque une avancée sociale indéniable. Mais pour qu’elle tienne dans la durée, elle devra mieux prendre en compte la transformation du travail, l’équilibre entre protection et performance, et les besoins concrets des entreprises dans un contexte économique exigeant.
Mondher Khanfir – Senior Advisor