Depuis près d’une décennie, la Tunisie s’engage dans une transformation de son système fiscal pour élargir l’assiette de l’impôt, améliorer le rendement des recettes publiques, et lutter contre l’économie informelle. Dans ce contexte, la lutte contre les paiements en espèces – ou décashing – constitue un axe central. Pourtant, malgré l’adoption de plusieurs textes législatifs visant à limiter l’usage du cash, l’application concrète des mesures reste partielle, voire symbolique. Le présent papier issu d’une étude réalisée dans le cadre des journées de l’entreprise de l’IACE propose une analyse approfondie des causes de cet échec et émet des recommandations ambitieuses mais réalistes pour une mise en œuvre effective du décashing.
Un diagnostic rigoureux : les réformes existent, mais restent inappliquées
L’analyse montre que depuis les assises de la fiscalité de 2014, la Tunisie a adopté plus de 800 mesures fiscales, intégrées dans 25 lois de finances. Toutefois, la plupart des mesures applicables aux contribuables sont effectivement mises en œuvre (déclarations, taux, pénalités), tandis que celles qui nécessitent une transformation profonde du système (digitalisation, infrastructures partagées, collaboration interinstitutionnelle) restent bloquées.
Le cas emblématique de la caisse enregistreuse, prévue depuis 2015, mais toujours non opérationnelle, illustre parfaitement cet écart entre la volonté politique affichée et la capacité réelle d’implémentation. Il en va de même pour la facture électronique, testée depuis 2016 mais jamais généralisée, ou encore pour la plateforme de gestion des certificats de retenue à la source, prévue par la loi de finances 2022 et qui a pris beaucoup de retard pour voir le jour.
Les causes profondes du blocage : une absence de conduite stratégique
L’enquête menée auprès des parties prenantes révèle que les retards ne s’expliquent pas uniquement par le manque de portage politique. En réalité, plusieurs causes systémiques sont identifiées :
- L’illusion de la législation suffisante : La publication d’une mesure dans une loi de finances est souvent considérée comme une fin en soi. Or, en l’absence de textes d’application, de budget d’exécution, de coordination institutionnelle et de communication, les mesures restent lettre morte.
- La fragmentation de l’action publique : Les projets de décashing impliquent plusieurs ministères et agences (Finances, Technologie, Intérieur, Commerce, etc.). Faute d’un chef de projet désigné et responsabilisé, les actions se chevauchent, s’annulent ou stagnent.
- La résistance au changement : Dans une administration encore marquée par une logique procédurale, la mise en œuvre de solutions technologiques rencontre des résistances internes, alimentées par la crainte de perdre le contrôle ou par des intérêts acquis.
- La faiblesse de l’écosystème numérique : Malgré quelques réussites (plateforme EVAX, réservation de visite technique auprès de l’ATTT, télédéclaration fiscale), les projets technologiques souffrent d’un manque de continuité, de compétences transversales, et de budget.
- Un système d’achat public paralysant : Les procédures de commande publique sont si complexes et encadrées qu’elles dissuadent toute innovation rapide. Paradoxalement, la volonté de prévenir la corruption produit une paralysie décisionnelle.
Des propositions concrètes pour une réforme systémique
Face à ces constats, il est proposé une série de recommandations articulées autour de trois dimensions : institutionnelle, organisationnelle et opérationnelle.
- Un État stratège et agile
La Tunisie doit sortir du dilemme entre « plus d’État » ou « moins d’État ». Ce qu’il faut, c’est un État mieux organisé, recentré sur sa mission stratégique : concevoir les règles du jeu, en suivre l’application, et laisser l’exécution opérationnelle à des acteurs spécialisés, publics ou privés. Cela implique une réingénierie complète des fonctions de pilotage, fondée sur des indicateurs de performance, une capacité d’écoute, et un leadership éclairé.
- Mettre en place une Delivery Unit de haut niveau
Le pilotage des projets stratégiques doit être confié à une structure dédiée, rattachée au chef du gouvernement ou à la présidence. Cette delivery unit aurait pour rôle de coordonner les parties prenantes, de résoudre les conflits de compétence, d’assurer le suivi du calendrier, et de gérer les ressources. Chaque réforme devrait avoir un chef de projet identifié, disposant d’une équipe, de moyens, et de prérogatives claires.
- Repenser la relation public-privé
L’État ne peut plus tout faire seul. Pour déployer efficacement des plateformes de facturation, de gestion des paiements ou de certification fiscale, il est essentiel de s’appuyer sur des partenariats structurés avec le secteur privé, dans un cadre de régulation strict mais ouvert. Le privé offre l’agilité, la technologie, et parfois même la confiance des usagers.
- Accompagner les réformes sur le terrain
Aucune réforme ne réussira sans communication, incitations et formation. Il faut aider les entreprises à adopter les caisses enregistreuses, former les agents publics au digital, expliquer aux contribuables les bénéfices du décashing. La pédagogie du changement est une dimension souvent oubliée, pourtant centrale.
- Réformer le système d’achat public
Il est urgent de repenser le cadre des marchés publics pour les projets numériques. Une procédure accélérée, sécurisée mais souple, devrait être mise en place pour les projets stratégiques, en s’inspirant des expériences de crise comme la réponse à la pandémie COVID-19.
Conclusion : le décashing, une opportunité pour repenser l’action publique
Le décashing n’est pas une réforme de plus. C’est une opportunité de transformer la manière dont l’État conçoit, pilote et met en œuvre les politiques publiques. En changeant de paradigme, en réorganisant l’action publique autour des projets et des résultats, et en intégrant pleinement le numérique, la Tunisie peut non seulement améliorer son rendement fiscal, mais aussi restaurer la confiance entre les citoyens, les entreprises et l’État.
Rappelons enfin qu’ : « On ne résout pas les problèmes avec les modes de pensée qui les ont engendrés. ». Il est temps de rompre avec les anciennes méthodes, pour construire un État moderne, crédible et au service du développement.
Anis Wahabi – Expert-comptable
Policy brief
Les solutions pour la mise en place du décashing : une analyse des causes racines des blocages des réformes fiscales